Invasives, nuisibles : le remède pire que le mal ?

Il y a trop de Sangliers dans les champs, trop de Cirses dans les prairies, trop de Pyrales dans les buis, trop de Renards et de Fouines près des poulaillers, trop de Buddleia dans les friches urbaines, trop de Renouées du Japon, de Ratons laveurs, de Frelons asiatiques, de Perruches à collier, de Bernaches du Canada, etc. Qu’elles soient exotiques ou indigènes, les espèces considérées comme « envahissantes » ou « nuisibles » en France forment désormais une liste interminable. Au point qu’on se demanderait presque si il existe encore des espèces qui ne posent problème à personne !

Des millions d’animaux tués chaque année

Dans une société soucieuse de son environnement et de la protection de la nature, la destruction du Lynx ou du Loup par la chasse et le piégeage (XVI-XIXème siècles) nous paraissent comme des pratiques « barbares » révolues. Pourtant, le nombre de ces animaux détruits au cours des siècles passés (probablement plusieurs milliers) est sans commune mesure avec les millions de Renards, Fouines, Ragondins et autres Corneilles noires tués chaque année pour « régulation » depuis la fin du XXème siècle. Le tableau ci-dessous comptabilise les « prélèvements » annuels pour quelques espèces nuisibles et/ou invasives. On ne comptabilise ici que les espèces n’ayant pas de valeur cynégétique et qui ne sont donc tuées qu’en vue d’une « régulation » des populations. On ne compte donc par exemple ni les 500.000 Sangliers, ni les 500.000 Chevreuils tués chaque année. On aura également du mal à estimer le nombre de Taupes piégées ou empoisonnées chaque année. On arrive tout de même à plus de 3 millions d’individus tués chaque année avec pour unique motif la « régulation ».

sources : enquête nationale de l’ONCFS sur les prélèvements par piégeage 2007-2008, enquête nationale sur les tableaux de chasse à tir 2013-2014, « Tout le gibier de France – Atlas de la biodiversité de la faune sauvage » ONCFS / FNC, 2008.

Une « régulation » sans fin

Étourneaux sansonnets : des centaines de milliers de ces oiseaux sont détruits chaque année en France, pour quel résultat ?

Or, compte-tenu des caractéristiques démographiques de ces espèces, les efforts de « régulation » sont la plupart du temps sans effet à moyen ou long terme. Nous l’avons déjà démontré pour le Ragondin, mais cela vaut aussi pour le Renard ou l’Étourneau sansonnet  : le fait de tuer, même en grand nombre, des individus ne fait que « relancer » la croissance d’une population ; croissance qui ne cesse que lorsqu’elle atteint un seuil fixé par les ressources disponibles (habitats, alimentation). Ajoutons que pour les espèces les plus mobiles, notamment les oiseaux, la régulation est illusoire, à moins qu’on ne la mène à l’échelle d’un continent entier. Si l’on persiste dans l’actuelle logique de « régulation », il faut accepter :

1) que cette régulation soit sans fin : puisque les populations se reconstituent, il faudra chaque année tuer des millions d’animaux (pour la plupart non-comestibles !) et ce jusqu’à la fin des temps.

2) que cette régulation s’amplifie sans cesse : de nouvelles espèces « envahissantes » viennent s’ajouter presque chaque année à la liste des « régulés » (récemment le Chien viverrin et le Raton-laveur, bientôt la Perruche à collier ou le Tamia de Sibérie ?), sans parler des plantes invasives dont la destruction coûte de plus en plus cher…

En résumé : des efforts de régulation de plus en plus couteux, en terme de temps pour les piégeurs et en terme de vies pour les piégés, pour des résultats sans lendemain !

Une vision pessimiste de la Nature

Machaon sur un Buddleia

Autre effet, indirect celui-là, de notre politique de régulation : l’impression donnée que nous vivons entourés de plantes dangereuses et d’animaux hostiles dont la croissance incontrôlable menace à chaque instant notre environnement ! Il ne se passe quasiment pas une semaine sans que la presse ne titre sur le danger que représente le Frelon asiatique, la Processionnaire du pin, l’Écrevisse de Louisiane ou le Ragondin. Pourtant, nous ne vivons pas dans la forêt amazonienne mais dans un monde de plus en plus urbanisé et artificialisé. Un monde dans lequel la plupart des gens n’ont jamais vu un serpent vivant ailleurs que dans un vivarium. Un monde dans lequel la plupart des espèces animales que nous croisons sont, par la force des choses, des espèces très adaptables et supportant facilement le voisinage de l’Homme… ce qui en fait, en exagérant à peine, des invasives potentielles ! A contrario, on doit dans le même temps se mobiliser pour la sauvegarde de l’Ours brun, du Pique-Prune, du Râle des genêts, du Butor étoilé, du Campagnol amphibie… autant d’espèces certes menacées et « patrimoniales » mais auquel il est difficile d’intéresser le grand public qui ne les voit pour ainsi dire jamais.

En résumé : les espèces intéressantes sont des espèces menacées que l’on ne voit presque jamais et celles qui nous entourent sont toutes plus ou moins problématiques. Vision bien pessimiste qui n’aide pas le grand public à s’intéresser à la nature.

Cause ou conséquence ?

La Tourterelle turque : rare en France dans les années 1950, omniprésente depuis les années 1980, cette espèce « exotique » et « envahissante » ne semble pas poser de problème aujourd’hui…

C’est surtout l’altération des milieux, et en premier lieu les sols, qui provoque d’importants changements dans les écosystèmes : sol artificialisés des villes, sols retournés et amendés des champs, sols piétinés des pelouses, etc. Dans un milieu naturel et de grande superficie, l’introduction d’une espèce allogène a peu de chances de poser un problème d’invasion. A l’inverse, un milieu offre une résistance moindre si il est petit (ou fragmenté) et/ou perturbé par l’Homme. Deux preuves de ceci :

1) les écosystèmes des îles, et en particulier des petites îles, sont plus fragiles et plus sensibles à l’introduction d’une espèce invasive,

2) des espèces exotiques sont introduites en grande quantité en Europe depuis le XVIIème siècle, pourtant la plupart des « invasions » datent de la seconde moitié du XXème siècle, période durant laquelle les milieux (humides, agricoles, périurbains…) ont connu des bouleversements considérables. D’ailleurs, beaucoup d’espèces ne sont « invasives » que dans des habitats très transformés par l’homme.

En résumé : réguler des espèces, surtout des espèces animales situées en bout de chaîne alimentaire, c’est agir davantage sur les conséquences que sur les causes.

Le chaos ou un nouvel équilibre ?

Imaginons maintenant que l’on cesse totalement de lutter contre les espèces « nuisibles » et « invasives ». Étant donné que les vocations de piégeurs ne se multiplient pas et que les espèces à « réguler » sont de plus en plus nombreuses, cette hypothèse n’est pas absurde.

Notons tout d’abord que, de l’aveu même du Ministère de la Transition écologique et solidaire,  » à ce jour, aucune disparition d’espèce liée à la présence d’espèces exotiques envahissantes n’a été constatée en Europe « . Or, cela fait maintenant plus de 50 ans que les « invasions » se succèdent. Toutefois, ajoute le Ministère, « la menace est réelle au regard de possibilités d’hybridations fertiles entre espèces indigènes et espèces exogènes proches« . La principale menace serait donc l’hybridation, phénomène que ne concerne qu’une très faible part des espèces, qui se produit déjà naturellement (chez les Fuligules, les Aigrettes…) et qui ne menace sérieusement que des populations déjà extrêmement affaiblies (cas de l’Érismature à tête blanche). Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut chercher la cause du déclin actuel de très nombreuses espèces françaises.

Taupe d’Europe : le redoutable ennemi des belles pelouses !

On peut en revanche imaginer que les espèces « nuisibles » ou « invasives », à défaut de constituer des écosystèmes stables, se « neutralisent » quelque peu entre elles. Par exemple, le Renard roux ou le Raton laveur peuvent prédater le Rat musqué ou les nids de Bernache du Canada. L’ibis sacré, aujourd’hui sévèrement « régulé », est pourtant un prédateur des écrevisses américaines… invasives ! La Taupe consomme – outre les vers de terre – des larves d’insectes et des limaces nuisibles aux potagers. Etc. On peut d’ailleurs se demander si, en « régulant » certaines espèces plutôt que d’autres, nous n’aggravons pas la situation, en créant, en quelque sorte, du déséquilibre sur du déséquilibre… Par exemple, en détruisant des prédateurs comme le Renard roux, la Martre des pins, la Fouine ou la Vison d’Europe, ce qui laisse le « champ libre » aux Campagnols et autres rongeurs.

Comme on l’aura compris, le maintien ou la restauration d’écosystèmes viables et riches en diversité passe par une réhabilitation des milieux, et en premier lieu des sols. La lutte contre des espèces jugées « invasives » ou « nuisibles » peut être menée dans des circonstances particulières, notamment sur de petites îles dont les écosystèmes sont particulièrement fragiles. Mais à l’échelle d’un pays ou d’un continent, elle n’aboutit qu’à une destruction aussi massive qu’inutile sur le long terme. C’est, en quelque sorte, combattre le mal par un autre mal. C’est risquer, en arrachant l’ivraie, de déraciner en même temps le blé.

Note : l’auteur de cet article vit à la campagne, au voisinage des Renards, des Martres, des Taupes et des Ragondins, élève des poules et cultive un potager ; ses réflexions sur les « nuisibles » ne sont donc pas purement théoriques !

photos : E. Barussaud (photo à la une : Étourneau sansonnet)

12 réponses
  1. Jean-louis RICHAUD
    Jean-louis RICHAUD dit :

    Bonjour
    Je suis d’accord avec vous
    Cependant le frelon asiatique est une vraie menace sur les ruchers
    En deux heures il vous detruit une ruche même forte
    Cordialement

    Répondre
    • Emilien Barussaud
      Emilien Barussaud dit :

      Merci pour votre commentaire. On avait parlé à une époque des poules comme prédateurs de ce frelon autour des ruches. Mais on m’a dit récemment que cette solution était limitée et que les poules n’éliminaient pas systématiquement ce prédateur des abeilles. Connaissez-vous un autre moyen de protéger les ruches ?

      Répondre
    • Fraisse
      Fraisse dit :

      Mon beau fils api-permaculteur explique que les abeilles genetiquement modifiées pour « ne pas piquer » sont fragiles aux attaques du frelon , contaminent les souches sauvages capables de se défendre et posent alors problème….

      Répondre
    • Emilien Barussaud
      Emilien Barussaud dit :

      J’ai aussi trouvé un article, qui pourra vous intéresser : il y aurait un problème de consanguinité chez les Frelons asiatiques. D’après l’article « Un phénomène attribué au fait que seules quelques reines seraient arrivées (en France) dans les poteries en 2004, voire une seule, limitant la diversité génétique. » Cette consanguinité pourrait contenir l’expansion de l’espèce…

      https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/l-invasion-du-frelon-asiatique-pourrait-s-arreter-d-elle-meme_16999

      Répondre
      • MARIE
        MARIE dit :

        SI seulement…

        En fait les effets de ce probleme de consanguinité tardent a se faire sentir.
        Et dans le même temps, nos populations d’abeilles, domestiques ou sauvages, chutent vertigineusement. Les apiculteurs ne trouvent que l’intensification des pontes pour maintenir l’équilibre – mécaniquement de plus en plus fragiles alors que la durée de vie des reines diminue.

        Je ne peux que m’inscrire en faux avec votre article… Parce que dans biodiversité, il y a diversité, et que la plupart des espèces invasives prédatrices exotiques (frelon, silure, écrevisse, tortue aligator, crapaud buffle, pyrale…), ne viennent pas concurrencer une seule espèce : elles font le vide.
        Dans une zone dense en frelons, il n’y a plus de papillons, plus de mouches, plus d’abeilles sauvages, bien sur, plus rien qui vole. Nos étangs sont vides parce que les écrevisses et les silures détruisent tout ce qui nage et n’ont pas de prédateurs.
        Alors ce dire qu’il faut renoncer à préserver la bodiversité pour ne s’intéresser qu’à ce qui retera à la fin (des rats, des pigeons, des corvidés et des écrevisses), ne me semble pas une solution saine.

      • Emilien Barussaud
        Emilien Barussaud dit :

        Bonjour et merci pour votre message. Le propos de cet article n’est pas de nier le problème que posent les espèces invasives, notamment pour certaines activités (le Frelon asiatique pour les apiculteurs). Mais nous nous demandons, comme cela est écrit dans le titre, si « le remède n’est pas pire que le mal ». D’une part nous constatons que le « remède » est peu efficace et qu’il faut augmenter la dose chaque année. D’autre part, nous n’avons pas le pouvoir de ramener la nature à un hypothétique « état d’équilibre ». En attendant, il est bien légitime de lutter localement contre une espèce qui nuit à une activité. Mais la destruction est-elle le moyen le plus efficace ? Prenons un exemple simple : on perdrait un temps fou à éradiquer le renard alors qu’un poulailler bien fermé assure (généralement !) la sécurité de nos poules. De même, la citronnelle est plus efficace que la chasse aux moustiques. Bref, en observant bien la nature et en comprenant comment elle fonctionne, nous pouvons trouver de meilleures solutions.
        Bien cordialement

  2. Marilyn
    Marilyn dit :

    Bonjour Emilien,
    Tout d’abord, je suis complètement d’accord avec votre point de vue ! Cependant j’ai un dilemme. Il se trouve que dans le cadre de mon boulot, je forme tous les destructeurs d’espèces nuisibles à une utilisation raisonnée des produits de lutte et à des méthodes alternatives. Évidemment penser que toutes ces espèces pourraient s’autoréguler est un atout dans mes arguments. Mais que répondre à un apiculteur qui me dit que les frelons asiatiques détruisent ses ruches ? Que répondre à un agriculteur qui me dit que les campagnols détruisent ses semis ? et que répondre aussi à quelqu’un qui me dit que les ragondins détruisent les berges (risque pour les promeneurs, chevaux, tracteurs,…)? pour aller plus loin je ne me vois pas dire un restaurateur de réintroduire des renards autour de son restaurant pour limiter les rats qui courent dans ses cuisines…
    J’aimerais que ce soit comme ça dans la vie mais malheureusement ça ne l’est pas encore….
    Merci encore pour ce point de vue que je vais partager !

    Répondre
    • Emilien Barussaud
      Emilien Barussaud dit :

      Bonjour, merci pour votre commentaire. En effet, c’est une question compliquée quand on passe à la pratique ! On ne peut pas du jour au lendemain cesser toute lutte contre les « nuisibles » et tout miser sur l’auto-régulation. Je pense que le mieux est de faire des essais pour trouver la solution la moins couteuse sur le long terme : c’est généralement la plus naturelle ! Il faut commencer par bien observer les « nuisibles ». Pour certaines espèces, notamment nocturnes, disposer d’une caméra automatique type « trophy cam » est très utile car cela permet de voir les prédateurs à l’œuvre et d’imaginer ensuite des solutions pour les détourner.
      Concernant les cas que vous citez (frelon, campagnol, ragondins…), j’allais commencer à vous répondre cas par cas mais je me rends compte que cela mérite un article (peut-être même plusieurs !!) pour répertorier les pistes ou les méthodes avérées de lutte « naturelle ». C’est en tout cas un sujet très intéressant et j’y reviendrai très prochainement ! à bientôt donc !

      Répondre
    • Olivier
      Olivier dit :

      Frelons asiatiques : muselières sur les ruches + pièges à côté des ruches.
      Agriculteurs : cessez de tuer renards et rapaces (un nichoir à rapace est plus simple à mettre en place que faire venir le renard)
      Pour les ragondins, il faudrait déjà voir l’état des berges avant leur arrivé, bien souvent toute végétation est rasée donc forcément qu’elle n’est, de base, pas stable…

      Répondre
  3. Olivier
    Olivier dit :

    Bravo pour votre article, il en faudrait tous les jours des comme ça, l’extermination continue n’a aucune utilité si ce n’est de se croire gestionnaire de la nature ; la nature se régule bien mieux sans nous, laissons la faire son œuvre et bien souvent, les espèces à problèmes ne le seront plus. A ce propos, connaissez vous Caulerpa taxifolia ? Espèce invasive dans les années 80, véritable fléau, on disait qu’elle allait anéantir toute vie marine… En 2011, elle a quasiment disparu d’elle même.
    Je vous invite à aller jetez un œil sur mon site qui tente de réhabiliter les espèces nuisibles et invasives 🙂

    Répondre
    • Emilien Barussaud
      Emilien Barussaud dit :

      Merci pour votre commentaire enthousiaste ! Pour Caulerpa taxifolia, je me souviens d’avoir vu des reportages très alarmistes à l’époque de « l’invasion ». J’ignorais qu’elle avait désormais presque disparu mais j’aurais dû m’en douter car cette algue ne fait plus franchement l’actualité… Je lirai avec plaisir votre blog prochainement !

      Répondre
  4. Ceciljones
    Ceciljones dit :

    Bravo à Émilien et Olivier pour leurs articles. On pourrait parfois penser qu’une des espèces les plus invasives (nuisible??) est homo sapiens lui-même. Mais sans doute on peut pas dire ça!

    Répondre

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *