Faut-il continuer à piéger le Ragondin ?

Chaque année, en France, des millions de ragondins sont tués dans le cadre de campagnes de « lutte contre les nuisibles ». Pourtant, le Ragondin (Myocastor coypus) ne cesse de progresser. Pourquoi les efforts de « régulation » restent-ils vains ? Faut-il envisager une autre stratégie ?

Une invasion qui pose question

Ragondins… Attrapez-les tous !

Voici ce que l’Inventaire de la Faune de France du Museum National d’Histoire Naturelle, ouvrage de référence, nous apprend sur l’histoire du ragondin  : « Importé en France dès la fin du XIXème siècle pour la pelleterie, le Ragondin s’installe ça et là au début du XXème siècle puis disparaît. Dans les années 1930, de nombreux lâchers sont effectués (baisse de la demande de fourrure, introductions volontaires pour le faucardage des étangs). Une partie de ces populations se maintient, mais ce n’est qu’à partir des années 1940-1950 que la colonisation de la France débute (…) Après quelques années de développement lent, l’espèce connaît une explosion démographique et géographique dans les années 1970. » Toujours selon cet ouvrage, le Ragondin n’était présent que dans une petite vingtaine de départements en 1960, principalement le long de la Loire, mais aussi en Gironde, en Camargue ou dans la Somme. Dans les années 1990, la situation s’est inversée : l’espèce est présente partout, à l’exception d’une petite vingtaine de départements ; elle manque notamment dans le Massif Central et en Franche-Comté.

Aujourd’hui, le Ragondin est présent partout et ses populations « explosent ». Pourtant, dans le même temps, on abat chaque année des quantités considérables d’individus, dont plus de 200.000 par an pour les seuls Pays de la Loire… Sans que la dynamique soit pour autant enrayée. Fin 2016, Ouest France titrait même, à propos du Marais poitevin : « Face aux ragondins, piège et fusils ne suffisent plus ».

La première question que l’on se pose à la lecture de ce rappel historique est la suivante. Comment une espèce réputée très prolifique a-t-elle pu vivre pendant des décennies (1930-1970) sans paraître invasive et, à l’inverse, connaître une progression démographique et géographique aussi spectaculaire (de 1970 à aujourd’hui), alors même que des campagnes de destruction intensive sont menées contre elle ? Nous y reviendrons par la suite et tenterons d’y répondre. Mais faisons d’abord quelques calculs…

Un problème de mathématiques

Dans l’article de Ouest France précédemment cité, la FREDON (Fédération Régionale de Défense contre les Organismes Nuisibles) lance l’alerte suivante : « Si on arrête en 2017, faute de moyens, les 230 000 ragondins non capturés en un an auront généré plus de 5 millions de descendants en 2019 ». Que penser d’un tel calcul ? Si, en deux ans, le nombre de ragondins passe de 230.000 à plus de 5 millions, c’est que la population est multipliée par 5 environ chaque années (230.000 x 5 x 5 = 5.750.000). Si l’on suit cette logique (suite géométrique de raison 5), voici la vitesse à laquelle le Ragondin se multiplierait sans intervention des piégeurs, à partir d’un seul couple :

Année 0 : 2 ragondins / Année 1 : 10 ragondins / Année 2 : 50 ragondins / Année 3 : 250 ragondins / … / Année 10 : 19,5 millions de ragondins / Année 11 : 97,5 millions de ragondins /… /Année 15 : 61 milliards de ragondins !

Donc, au bout de 11 ans, il y aurait en France davantage de ragondins que d’humains. Et au bout de 15 ans, on atteindrait la densité phénoménale de 1000 ragondins à l’hectare, ce qui rendrait toute activité humaine impossible !! On vient donc de prouver par l’absurde que ces calculs ne traduisent pas la réalité.

Toujours en partant d’un seul couple de ragondins, considérons maintenant l’évolution de la situation si les piégeurs parvenaient à détruire les deux adultes et 6 des 10 jeunes produits par le couple, soit un total de 8 ragondins éradiqués sur 12.

Croissance démographique théorique du Ragondin : malgré des prélèvements forts (80 %), la population double…

 

L’année suivante, malgré ces efforts, la population de ragondins a tout de même été multipliée par deux ! Et nous revoilà sur une dynamique à peine moins « explosive » que la précédente :

Année 1 : 12 ragondins (8 tués)

Année 2 : 24 ragondins

Si l’on fait l’hypothèse – plausible – que les piégeurs prélèvent chaque année à peu près autant de ragondins (ici 8), on obtient :

Année 3 : 24 ragondins – 8 ragondins piégés = 16 ragondins ; soit 8 couples… qui produisent chacun 10 descendants… résultat : 96 ragondins !

Dès la troisième année, les prélèvements deviennent anecdotiques (moins de 10 %) par rapport à la dynamique démographique – présumée – de l’espèce ! Et en quelques décennies, on se retrouve à nouveau avec des milliards de ragondins…

Conclusion : il y a donc nécessairement d’autres facteurs limitant plus efficacement l’accroissement des populations de ragondins que la « régulation » par les piégeurs.

Les facteurs de régulation « naturelle »

Au moins trois facteurs de régulation « naturelle » du Ragondin existent. Leur étude permet en partie de répondre à la question posée plus haut, à savoir : pourquoi une explosion démographique depuis les années 1970 alors que le ragondin est présent en France dans la nature depuis les années 1930 au moins ?

La prédation :

En France, le Ragondin adulte n’a pour ainsi dire pas de prédateur. Les jeunes, en revanche, peuvent faire partie du menu des rapaces, du Renard roux, du Putois et parfois de la Loutre d’Europe. Ces deux dernières espèces ont fortement régressé au XXème siècle, tandis que le Ragondin était, lui, en pleine progression. Toutefois, comme nous le verrons par la suite, les fluctuations de la prédation ne peuvent expliquer à elles seules l’évolution des populations de ragondins.

Les hivers froids :

Le Ragondin, comme beaucoup de rongeurs, est sensible aux hivers froids. Nul doute que les vagues de froid de janvier 1947, février 1956 (-20°C à Paris, -35°C en Corrèze !) ou encore janvier 1963 ont sérieusement ralenti la progression démographique de l’espèce. Les dernières vagues de froid intense et de longue durée ont été notés en janvier 1985 et 1987. Depuis, la France a connu quelques épisodes comparables (2001, 2012) mais d’une durée beaucoup plus brève, avec a priori des conséquences moindres sur la survie des ragondins.

Les habitats disponibles :

C’est sans doute le facteur limitant le plus important – davantage que la mortalité – pour une espèce dont la stratégie démographique est de type r. Le Ragondin vit en groupes familiaux, avec des densités allant de 3 à 20 individus à l’hectare (Groupe Mammalogique Breton, 2015). Il recherche essentiellement les eaux douces, lentes ou stagnantes, avec des berges et des digues permettant de creuser ses terriers. Les stations de lagunage, les petits étangs de pêche et les canaux sont donc des milieux particulièrement favorables. A l’inverse, des milieux plus naturels le sont moins : les torrents et rivières en raison du débit et les marais naturels en raison de l’absence de digues ou de berges. Là où elles n’ont pas disparu, les zones humides ont été largement aménagées par l’Homme, en particulier à partir des années 1960. Ces aménagements ont très probablement contribué à l’expansion du ragondin. Actuellement, le Ragondin est présent dans toutes les zones humides plus ou moins favorables et l’on s’achemine vraisemblablement vers une saturation des habitats disponibles et une diminution de la natalité, selon le modèle dit « de Verhulst » (ci-dessous).

Courbe de croissance selon le modèle de Verhulst. Le piégeage « relance » la croissance.

 

Conclusions

La stratégie démographique du Ragondin (type r) rend cette espèce impossible à éradiquer contrairement à l’Ours ou au Loup qui ont une stratégie de type K. La prédation naturelle et les rares vagues de froid ne peuvent actuellement suffire à réguler l’espèce. Mais les habitats disponibles n’augmentent pas indéfiniment, surtout si l’on cesse d’artificialiser les zones humides en y créant des digues, des canaux et des bassins. Maintenant, le Ragondin a colonisé à peu près tous les habitats favorables et la capacité limite semble être atteinte dans nos régions.  Dès lors, le principal effet du piégeage n’est-il pas de stimuler à nouveau la croissance d’une population qui atteindrait sinon une phase de ralentissement puis de stabilisation ? Le piégeage peut s’avérer – provisoirement – efficace sur un site de petite superficie où l’action est menée intensivement. En revanche, la stratégie de « régulation » à l’échelle communale, régionale ou nationale est inefficace.

Les campagnes de piégeage entrainent chaque année la destruction de millions d’animaux et mobilisent des moyens humains et financiers qui pourraient sans doute être mieux employés ailleurs. Par exemple pour la restauration d’écosystèmes fonctionnels dans les zones humides. Là où c’est possible, la suppression des digues et un écoulement plus naturel de l’eau permettraient la renaissance d’écosystèmes plus équilibrés, où le Ragondin rencontrerait davantage de prédateurs (Loutre, Putois, Renard, rapaces) et de concurrents (Castor).

 

Photo Ragondin : Mike Prince , photo à la Une : Andrea Schaffer , photo marais : Émilien Barussaud

 

 

 

 

7 réponses
  1. Elena
    Elena dit :

    Bonjour, Je trouve bizarre que la question de la nourriture n’est pas mentionnée du tout dans cette article… C’est pourtant un facteur qui régule bien le nombre d’individus. Les champs de maïs partout en France!!! Les piégeurs mettent le maïs dans les pièges pour attirer les ragondins! Il faut cultiver moins de maïs en France et il y aura tout de suite moins de ragondins!

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    • Emilien Barussaud
      Emilien Barussaud dit :

      Merci pour votre commentaire. Il serait en effet intéressant de comparer l’évolution des populations de ragondin entre les zones de culture de maïs et les autres. Du reste, le ragondin ne manque pas de nourriture, même dans les zones où le maïs n’est pas cultivé. Je ne pense pas que la nourriture soit un facteur limitant. Enfin, je suis d’accord avec vous : il faudrait moins de champs de maïs en France… pour beaucoup de raisons !

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  2. Hugo Cayuela
    Hugo Cayuela dit :

    L’article soulève des points intéressants et d’autres assez discutables. Il est clair que la prise en compte des stratégies démographiques dans les schémas de la lutte biologique est cruciale. On sait en effet que des changements proportionnels dans les valeurs des composantes démographiques (survie âge-dépendante, recrutement) n’ont pas les mêmes effets chez les espèces dites ‘lentes’ (de type K) et chez les espèces ‘rapides’ (type r). Par exemple, le taux d’accroissement démographiques (lambda) des espèces ‘rapide’ est plus sensible aux variations de recrutement (fécondité, survie juvénile) qu’à celles de la survie adulte ; on attend l’inverse chez les espèces ‘lentes’. Il apparait donc clair que ce sont sur les composantes de recrutement qu’il faut agir pour obtenir un taux d’accroissement démographique négatif. Pour les points discutables, ce sont des détails mais qui peuvent avoir leur importance. Tout d’abord, on évite maintenant (depuis les années 2000 environ) de parler de stratégie r et K. Ces deux modèles sont basés sur l’hypothèse que la régulation du taux d’accroissement démographique (et de ses contributeurs) est strictement intrinsèque (i.e. densité-dépendant), or on sait que c’est rarement le cas dans les populations naturelles. On parle donc plus volontiers de fast-slow continuum, qui ne fait aucune hypothèse sur l’importance relative de la densité-dépendance et des facteurs extrinsèques. D’ailleurs, l’article suggère l’importance de facteurs de mortalité externes (i.e. climat), ce qui rend l’utilisation des termes r et K inadéquate. Second point, s’il n’est pas impossible que les conditions climatiques aient limité la croissance démographique au début de l’invasion (1930-1970), il est beaucoup plus probable que cela soit dû à un effet Allee, classique des phases post-introduction. Une très faible densité de conspécifiques peut avoir un effet négatif sur les composantes démographiques reliées au lambda. Dans le cas du ragondin, je miserais sur un ‘mate finding Allee effect’, qui affecte classiquement le recrutement, auquel le lambda doit être très sensible chez cette espèce. Pour conclure, je suis assez d’accord avec l’article sur le constat d’inefficacité de la stratégie d’éradication. Il est aussi probable qu’il soit trop tard pour avoir une action efficace (en ciblant les composantes de recrutement, fécondité et survie juvénile) compte tenu des tailles de populations. Il faut maintenant dealer avec la présence de ce nouveau voisin.
    Gérer

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    • Emilien Barussaud
      Emilien Barussaud dit :

      Merci pour votre message et pour votre avis éclairé la question de la croissance démographique. Les précisions que vous apportez sont très intéressantes, notamment sur l’effet Allee. Je vous souhaite bonne continuation dans vos recherches.

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  1. […] sont la plupart du temps sans effet à moyen ou long terme. Nous l’avons déjà démontré pour le Ragondin, mais cela vaut aussi pour le Renard ou l’Étourneau sansonnet  : le fait de tuer, même en […]

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